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Le Conseil des chats

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Ce soir-là, à la nuit tombée, tous les chats du quartier se réunirent sur le toit de la maison des Dugrandin. C’est qu’ils allaient, au grand complet, tenir conseil. De là, ils bénéficiaient d’une vue imprenable et se sentaient parfaitement à l’abri du danger. 

De quel danger, s’agit-il, vas-tu me demander ? 

Patience ! te dirai-je.

Effectivement, si tu te promènes un jour dans ce quartier, tu ne comprendras pas de quel danger il pourrait s’agir. Tout te paraîtra si parfaitement calme et serein. Des petites maisons entourées de jardins. Dans ces jardins, des tables et des chaises sur des pelouses impeccablement tondues, des balançoires et des barbecues. Des enfants qui partent à l’école ou en reviennent. Des parents qui se rendent au travail ou vont faire les courses. Sais-tu quel souvenir m’évoque ce quartier lorsque j’écris ces lignes ?

Non ? Tu donnes ta langue au chat ? 

Lorsque j’avais ton âge, je lisais et relisais les bandes dessinées de Boule et Bill, ce petit garçon roux et son cocker. Tu connais ? J’imagine ces deux compagnons de mon enfance, entourés des parents de Boule et de Caroline la tortue, vivre ici. Petite maison, petit jardin, voisins charmants… C’est tout à fait cela. Regarde !

Donc, si les chats se réunissaient ce soir-là pour tenir conseil, c’est que quelque chose de grave venait de se produire dans ce quartier apparemment si paisible. Quelque chose qui risquait de bouleverser leurs vies. Peut-être même de mettre leurs vies en danger. Tu les aurais vus avec leurs mines graves, ces minets ! A ton avis, quel événement pouvait les mettre dans un tel état d’inquiétude ? Moi, je sais, puisque j’écris l’histoire. 

(Si, arrivé à ce stade de mon histoire, tu as une idée sur ce qui pourrait à ce point inquiéter les chats du quartier, j’aimerais bien la connaître ! N’hésite pas à me la confier. Voici mon adresse :

fmfecritpourlesenfants@gmail.com.)

En attendant, je te livre ma clé du mystère.

Une terrible nouvelle venait de s’abattre sur ces chats : les Bellin avaient un chien.

C’est ce qu’affirmait Lorenzaccio, le chat de mademoiselle Suzanne, l’institutrice.

Lorenzaccio est un chat distingué et raffiné, peut-être même cultivé, qui passe ses soirées à dormir dans sa corbeille pendant que sa maîtresse prépare sa classe du lendemain en écoutant des airs d’opéra. De temps, en temps, il s’extrait mollement de sa corbeille, s’étire langoureusement en faisant ses griffes sur le tapis du salon, ce qu’il n’a absolument pas le droit de faire, se dirige nonchalamment vers la cuisine, lape délicatement une gorgée de lait dans son écuelle, jette distraitement un coup d’œil dans la rue par la baie vitrée, puis, déjà épuisé par tous ces efforts, retourne se coucher.

Mais, hier soir, Lorenzaccio n’était pas retourné s’allonger paresseusement dans sa corbeille. Ce qu’il avait vu, de l’autre côté de la rue, l’avait tout d’abord intrigué puis, subitement, glacé d’effroi. Les Bellin rentraient chez eux. Une fois la voiture dans le garage, monsieur Bellin en ouvrit la portière arrière. Que vit alors Lorenzaccio en surgir, avant que Madame Bellin rabatte précipitamment la porte du garage ? Une boule de poils ! Une énorme boule de poils ! S’ébrouant et s’agitant dans tous les sens. Tournoyant sur elle-même puis filant comme une comète vers l’escalier. Lorenzaccio avait bel et bien cru voir un chien ! Pas de doute, Il avait vu un chien ! Il n’en n’avait pas dormi de la nuit.

C’est pourquoi, ce soir-là, contrairement à son habitude de rester douillettement à écouter des airs d’opéra auprès de sa maîtresse, Lorenzaccio se risquait sur un toit pour venir témoigner au conseil des chats.

Cervelas, le chat du charcutier confirmait.

Cervelas est un gros gras chat. C’est difficile à prononcer, je sais, mais dis-toi que c’est aussi difficile à écrire. Il passait sa vie entre le laboratoire de la boutique de son maître et la petite cour attenante. Le laboratoire est la pièce dans laquelle un charcutier prépare tout ce que l’on peut acheter dans son magasin. Par exemple, et pour te dire ce que je préfère dans une charcuterie, le boudin, noir ou blanc, j’aime les deux, les coquilles Saint-Jacques, les bouchées à la reine… Il y avait toujours quelque chose à manger, ou à voler, pour Cervelas, avant qu’il aille faire une petite sieste dans la cour !

Lors d’une promenade digestive, car il lui faut bien digérer tout ce qu’il ingurgite à longueur de journée, Cervelas remarqua que monsieur Bellin avait construit dans son jardin une curieuse petite maison en bois. Assurément, ce n’était pas pour un chat car elle était bien trop grande et semblait bien trop inconfortable. Seul un chien pourrait supporter dormir de façon aussi rudimentaire dans cette construction de planches, ouverte à tout vent.

Quitus, le chat du notaire, ajouta à son tour qu’il avait entendu des jappements provenir du fond du jardin des Bellin.

Quitus, contrairement à Cervelas, est un chat tout maigre et tout gris. Il vit dans un univers de papier et d’encre, ce qui a dû déteindre sur son physique. Il ne rit jamais, ni même ne sourit. Il utilise, sur un ton grave, un vocabulaire truffé de « porter à votre connaissance », « soumettre à mon appréciation », « nonobstant » et nombreuses autres expressions dont ses compagnons ont bien du mal à saisir le sens. D’ailleurs, j’ai une photo de lui, regarde !

Oui, affirmait Quitus, il était parvenu à ses oreilles, provenant de la maison mitoyenne à la résidence de son maître, celle du sieur Bellin, des jappements excités, des glapissements hystériques, des reniflements caverneux. Ces bruits étaient en tout point similaires à ceux sortant du téléviseur domestique lorsque Damien, le fils de son maître, regarde les 101 Dalmatiens pour la millième fois. Comment peut-on laisser un enfant regarder ainsi des films d’horreur ! Or donc, il en déduisait que les Bellin avaient bien fait l’acquisition d’un chien.

Le conseil des chats avait écouté, avec attention et gravité, Lorezaccio, Cervelas et Quitus. Nul besoin de débattre longuement, la chose était entendue : les Bellin avaient un chien ! Et la conséquence de cette situation s’imposa à tous : le danger était bien réel, il fallait réagir, et sans tarder.

Pourtant, un chien, aucun d’eux n’en avait jamais vraiment vu. Mais, ils en avaient tous entendu parler. Et il paraît que les chiens sont terribles.

Cardan, le chat du garagiste, raconta que l’un de ses cousins avait été, un jour, pourchassé à travers tout le jardin par un chien épouvantable jailli de la haie. De frayeur, il avait grimpé jusqu’au plus haut d’un arbre. Impossible d’en redescendre ! Il avait passé trois jours et trois nuits sans boire ni manger, à appeler au secours. Finalement les pompiers étaient venus le sortir de là avec leur grande échelle. Depuis, son cousin ne sortait plus que collé aux jambes de ses maîtres.

Croissant, le chat du boulanger avait un copain qui, lui, avait vu un chien de très près. Ce chat lui avait raconté qu’il était en vacances avec ses maîtres dans un camping. Tous les soirs, un individu antipathique promenait un chien monstrueux. Il tirait sur sa laisse comme un fou furieux, faisant un bruit effroyable en reniflant et en bavant partout. Le copain de Croissant avait passé ses vacances terré au fond de la caravane.

Siphon, le chat du plombier, raconta des choses bien plus terribles encore. Il connaissait un chat nommé Corrida, un ancien de la SPA où ses maîtres étaient allés le chercher un jour pour l’adopter. Et à la SPA, Corrida en avait vu des chiens, des dizaines, des centaines. Ils étaient tous aussi effrayants les uns que les autres. Colossaux, déchaînés, stupides, passant leurs journées à tournoyer et aboyer derrière les grillages. Corrida racontait même que certains chiens pourchassent les lapins, les renards et les biches pour que les hommes puissent les tuer et les manger, mais, peut-être là, exagérait-il un peu.

Je crois bien que voici comment ils imaginaient les chiens !

En tout cas, oui, il leur fallait réagir. Et sans tarder. Sinon, la vie allait devenir impossible dans le quartier. Adieu, les siestes paisibles au soleil dans les jardins. Adieu, les parties de chasse aux souris dans les buissons. Adieu, la contemplation des clairs de lune les soirs d’été. Mais que peuvent de pauvres chats contre d’aussi répugnantes créatures du diable que les chiens ?

« Tendons-lui un piège dès demain. L’un de nous ira dans le jardin des Bellin, et dès que le chien le poursuivra, il l’entraînera sur le boulevard. Avec les voitures, les camions, les bus qui passent là, il se fera écraser en un rien de temps !

– Ou dans le chantier de la nouvelle mairie, les bulldozers l’enfouiront sous des montagnes de terre !

– Ou à la gare de marchandises. L’entraîner dans un wagon qui l’emportera loin d’ici.

– Ou sur la piste de l’aéroport. Un avion l’aspirera dans ses réacteurs !

– Ou cherchons un pré et des taureaux. Ils le transperceront avec leurs cornes pointues ! »

Personnellement, je ne veux pas de mal à ce chien, ni à tout autre chien, d’ailleurs. J’ai donc du mal à imaginer comment des chats peuvent se débarrasser d’un chien. Et toi, as-tu d’autres idées ? Juste pour compléter ce passage de l’histoire, pas « pour de vrai ».

Jusque tard dans la nuit, les chats dressèrent des plans, tous plus terribles et rusés les uns que les autres, pour éliminer ce chien. Puis ils tirèrent au sort celui qui provoquerait le chien et s’enfuirait devant lui, l’entraînant direction le boulevard dans un premier temps. Et si le chien survivait à l’épreuve du boulevard, vers le chantier, la gare de marchandises, l’aéroport, les taureaux… « Am stram gram pic et pic et colégram » : le sort désigna Cardan.

Le lendemain, Cardan n’en menait pas large. Croissant, Lorenzaccio, Cervelas, Quitus et Siphon l’encourageaient du regard, mais restaient prudemment en retrait. Cardan longea le muret qui séparait la rue du jardin des Bellin, se faufila par le portail entrouvert, se tapit quelques instants en observation derrière la poubelle. Rien à l’horizon. Prenant son courage à deux mains, jetant un regard d’adieu vers ses amis qu’il craignait de ne plus jamais revoir, il se risqua en direction du garage. Il approchait de la niche, contournant sur la pointe des pattes le bassin à poissons rouges, quand une grosse voix derrière lui le fit sursauter : « Tiens, un chat ! »

C’était le chien ! Tous les poils de Cardan se dressèrent de terreur. Son cœur s’emballa. Ses pattes ne le portèrent plus. Oui, le chien était bien monstrueux, énorme, comme ils l’avaient imaginé. Tétanisé, Cardan voyait sa dernière heure arrivée.

Mais ce chien ne grognait pas.

Il ne retroussait pas les babines.

Il ne montrait pas les crocs.

Non, rien de tout cela.

Ce chien souriait !

Oui, il souriait !

« Enfin de la compagnie, s’exclama le chien. Je commençais à m’ennuyer, toujours tout seul ! Ça, la niche est confortable, le jardin agréable, la nourriture abondante et les maîtres ne me demandent rien en échange du gîte et du couvert. Mais c’est un vrai désert, ce jardin. Tu comprends, moi, je viens d’une ferme. Alors, il y en avait du monde là-bas : des vaches, des moutons, des chevaux, des cochons, des poules, des canards… Quelques chats, mais moins gros que toi. Le fermier a pris sa retraite et, du coup, moi aussi. Il m’a donné à ses enfants. Et me voilà ici pour le reste de mes jours. Passe donc me voir de temps en temps. A mon âge, on n’a plus bien faim et il restera toujours quelque chose à grignoter pour toi. Dis à tes copains, ceux qui sont derrière la haie, s’ils croient que je ne les vois pas, de venir aussi. Mon nom c’est Médor ! »

Si tu passes dans ce quartier, ne cherche pas les chats de mon histoire dans les jardins, sur les terrasses ou dans les cours des maisons de leurs maîtres et maîtresses. Tu perdrais ton temps, tu ne les y trouveras plus. Va directement dans le jardin des Bellin. Regarde du côté de la niche. Ils sont tous là, dorénavant : Quitus, Cardan, Croissant, Cervelas, Siphon et Lorenzaccio. Quitus a meilleur mine, Cervelas a perdu du poids et cela lui va bien ! Tous passent leurs journées autour de Médor qui leur raconte des histoires de la campagne. Des histoires de son « bon vieux temps ». Des histoires de prés courant vers l’horizon, de baies rouges parsemant les haies comme des confettis et de fleurs sauvages surgissant le long des talus. Des histoires peuplées de moutons blancs, de cochons roses et de coqs téméraires.

En l’écoutant, les chats se laissent emporter par la sieste. Ils osent s’aventurer dans des espaces infinis, frôlés par la caresse des rayons du soleil ou d’une brise légère, attirés par des silhouettes inconnues.

Médor se dit que sa seconde vie est bien différente de la première, cependant tout aussi agréable ainsi entouré de ces chats pas bien délurés mais sympathiques compagnons. Ces étranges chats des villes qui n’ont pas vu grand-chose et ont peur de tout.

De tout, surtout de ce qu’ils n’ont jamais vu.

* * *

 

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